Article qui fait suite à l’attentat perpétué le 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo
D’où me vient cette immense tristesse?
De la perte bien sûr, douze victimes dont les noms de certaines m’étaient familiers, qui ont ponctué de leurs dessins quelques-uns des bons moments que j’ai passés, depuis mon adolescence, le nez dans les journaux, journaux d’information ou journaux satiriques. Tristesse de la mort injuste, mais comme l’est aussi celle, dont on ne parle pas, du nombre sans doute équivalent ce même jour de morts sur la route, du nombre sans doute supérieur de suicidés, auxquels il faut ajouter la cohorte de morts quotidiennes qui ne nous touchent vraiment que quand elles sont proches; où trouverions-nous sinon le courage de vivre?
Alors quoi? D’où, cette immense tristesse?
La haine peut-être, qui s’est manifestée de façon pure et massive, la haine qui fait tirer sur un homme blessé à terre, achever un homme désarmé, qui fait tirer sur des gens qui aiment d’abord écrire et dessiner et faire rire ou sourire. Mais, à cet endroit, ce serait plutôt de la colère que je ressentirais, colère qui pourrait, s’il n’y avait tous ces morts, ces destins brisés, toute cette peine, le céder à du rire en moquant ceux-ci qui se prennent pour des héros dans une rue pacifique de Paris, ceux-là qui disent “Bien fait !” comme le disent les enfants dans les cours de récréation, ces enfants qui jouent à la guerre dans leur jardin en criant “Pan ! Pan !” Mais ça ne va pas de rire auprès de ces corps allongés, ça ne va pas de rire d’un homme en gilet pare-balles, armé d’un fusil d’assaut, qui fait son carton comme à la foire sur des cibles que, j’en ai l’impression, il ne considère pas comme des êtres humains…
L’anthropologue Jared Diamond parle de la façon dont les membres des sociétés traditionnelles considèrent souvent les membres des autres clans ou tribus, rien moins que comme des sous-hommes qu’ils sont donc autorisés à razzier et à décimer, femmes et enfants compris, si la raison s’en fait sentir si peu que ce soit [1]. Ce sentiment prégnant dans ce monde traditionnel qui fait que, “lorsqu’on croise un inconnu, on le tue ou on se cache et qu’agir autrement serait suicidaire.” [2] Ce pour quoi il a fallu à l’humanité de puissants moteurs pour permettre l’émergence de sociétés où nous côtoyons en permanence des inconnus.
Alors peut-être que mon immense tristesse vient de là, et que viennent de là également quelques raisons d’espérer…
Tristesse de voir que rien n’est vraiment acquis, qu’il y a aussi dans le fond du coeur de l’espèce humaine des tropismes qui le poussent à la haine de l’autre, une pesanteur vers un abîme d’ignorance de l’autre, ignorance dans son double sens de méconnaissance et de mépris; tristesse de devoir déchanter sur la bonté naturelle de l’être humain et de voir soudain comme une évidence l’immense part d’ombre qui habite ces semblables à nous; tristesse d’un rêve brisé d’une fraternité universelle.
Mais aussi, après l’épreuve, alors que les larmes des proches coulent encore, des milliers de lumières allumées sur les grandes places de France pour faire reculer l’ombre; ces quelques proches amis que nous étions le soir même, en train de nous tenir la main avec une pensée douloureuse pour les victimes et, surtout, dans la tourmente, ce qui se donne à voir à nous, c’est le chemin parcouru depuis ces temps où nos propres ancêtres chassaient et tuaient l’inconnu: les mécanismes complexes de nos sociétés, perfectibles certes, critiquables souvent même, mais solides sur l’essentiel, si solides que cet essentiel nous semble aller de soi, et qui nous permettent de vivre ensemble de nous croiser, de nous mêler, sans peur mais au contraire avec maints projets et l’envie de se rencontrer. Je songe à un ouvrage d’art qui nous protégerait de la tempête ou d’un ras de marée, laquelle épreuve nous permettrait de comprendre les efforts consentis, susciterait notre admiration pour les calculs savants des ingénieurs, pour les générations et générations d’êtres humains qui ont bâti pierre à pierre le savoir permettant ce prodige.
Alors de la tristesse, certes, immense, et de la compassion pour les proches et les témoins directs; mais aussi de la reconnaissance pour ceux qui nous ont précédés et ont bâti le monde où nous vivons.
[1] Jared Diamond – Le monde jusqu’à hier – Gallimard 2014 – Jared Diamond ne prétend pas que toutes les sociétés traditionnelles se comportent ainsi, ni que celles qui le font le font en permanence; il relève que la guerre fait souvent en proportion beaucoup plus de morts dans ces sociétés traditionnelles que dans les sociétés modernes (même pendant les guerres mondiales) à cause notamment de villages décimés, femmes et enfants compris, sans aucun sentiment de culpabilité puisque les “autres” ne sont pas vraiment des êtres humains…
[2] ibidem
Bravo !
Je ne saurais mieux dire !
Bravo pour cet article Laurent, je crois que c’est le premier intéressant que je lis sur ce qu’il s’est passé le 7 janvier. Si je peux ajouter quelque chose, ce serait ça.
Pourquoi aucun journal, dans un pays où la liberté d’expression est si ancrée dans les cœurs (tout le monde n’a réagit que sur ce point, et sur cet unique point), n’a utilisé sa liberté à comprendre, à expliquer le pourquoi de tout ça ?
Dans quelques heures, les tueurs seront morts, et cela arrangera tout le monde. Ainsi, nous ne conserverons que notre vérité, pas la leur. Notre vérité : l’assassinat de la liberté d’expression, l’attaque contre la France, l’inhumanité du fondamentalisme islamiste. Est-ce qu’en ne cherchant pas une seconde à comprendre leur vérité (dit plus simplement : pourquoi ont-ils fait ça, « juste » venger le Prophète ?), on ne reproduit pas exactement le même schéma ? Les tueurs qui ont assassiné la rédaction de Charlie Hebdo ont agi comme on agit dans les sociétés traditionnelles : « lorsqu’on croise un inconnu, on le tue ou on se cache et qu’agir autrement serait suicidaire » (comme tu le dis si justement à mes yeux). Dans les sociétés traditionnelles, l’autre ne peut-être comme moi, il n’est pas humain au même titre que moi.
Ne pas comprendre l’acte horrible du 7 janvier, c’est dénier aux tueurs la plus infime part d’humanité. C’est dire : « ils sont nés musulmans, ils sont donc tueurs par nature, rien ne sert à chercher une raison à leur acte, c’est dans leur nature ». C’est dire : « ils ne sont pas humains au même titre que moi ». Ainsi, les amalgames ont déjà débuté. Les tueurs seront bientôt morts (et même s’ils ne le sont pas, nous ne les écouterons pas), nous garderons notre vérité, nous resterons humains, ils ne le sont pas, ils ne l’ont jamais été. Nous restons les occidentaux incapables de s’interroger sur les conséquences de nos actes de la colonisation jusqu’à nos jours. Agir comme nous le faisons au Moyen-Orient, n’est-ce pas ça qui a tué Charlie hebdo ? Pourquoi les journalistes n’ont pas utilisé leur liberté d’expression (ils avaient plus de 70 ans pour le faire) pour dénoncer notre propre barbarie au Moyen-Orient ?
Surtout, pourquoi personne n’écrit aujourd’hui pour dire que si nous étions vraiment tous Charlie, alors Charlie Hebdo ne serait pas mort ? Si nous étions tous Charlie, nous aurions réellement intégré ces français et ne les aurions pas laissé aux mains des fondamentalistes. Mais je me trompe sûrement…
Hello,
Je ne sais pas si tu te trompes mais, si c’est le cas, je me trompe avec toi sur bien des points! Surtout dans ce qui touche la déshumanisation des tueurs. Je ne dirais peut-être pas les choses de la même façon sur la colonisation, ne serait-ce que parce que le passé vu d’ici – le passé souvenu ou le passé raconté – n’est pas exactement ce qui a été le présent d’alors avec tout un contexte différent. Mais il suffit de regarder comment nos propres sociétés se comportaient à l’intérieur vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas d’accord ou avaient commis des délits ou encore étaient simplement différents. De même que je ne dirais pas que les membres des sociétés traditionnelles sont des barbares. Moyennant quoi, il y a quelques voix qui s’élèvent pour dire un peu ce que tu dis, notamment j’ai lu quelque chose qui ressemble beaucoup à ton “si nous étions vraiment tous Charlie, alors Charlie Hebdo ne serait pas mort”. Tu devrais les trouver en tapant “Vous n’êtes pas Charlie” sur ton ordinateur; trouver ça et d’autres choses d’ailleurs, d’un tout autre goût.
Je suis si triste…ce soir plus encore….merci Laurent de me prêter tes mots
Salut Laurent. Ta tristesse me touche, comme très souvent ce que tu écris. Mais pour le reste, on plane encore à 15 000 pieds, camarades, il est temps d’atterrir !
1. Abattre quelqu’un à terre, impensable sauf pour des ”membres des sociétés traditionnelles”?
Je vous conseille de revoir ‘Il faut sauver le soldat Ryan’, en particulier une des dernières scènes de bataille où les Allemands se rendent et sont tenus en joue par un pauvre gars qui a été pris de panique pendant le combat. Quand un des Allemands qui l’a vu paniquer le reconnaît, le type l’abat froidement. C’est un Américain, sûrement un bon gars dans la vie de tous les jours, sans doute pas élevé dans une société traditionnelle, mais bien malin qui peut jurer qu’il ne ferai pas la même chose. Perso, je sais des circonstances où cette lâcheté m’étreint comme un vertige…
2. Des enfants qui jouent à la guerre ? Ca serait cool, il suffirait de pédagogie pour leur apprendre les bonnes manières. Mais non, on est en face d’adultes qui font un choix conscient et calculé de se battre contre l’Occident, peut être parce que le mode de vie qu’on promeut leur paraît insupportable, au point d’engager leur vie et celles de leurs enfants pour le mettre à bas.
3. Et la faute de la colonisation ? Mais quelle civilisation a jamais renoncé à profiter de son pouvoir pour prendre le dessus sur ses voisins ? Certainement pas celles qui se plaignent aujourd’hui d’avoir été colonisées. Et qui ne le fait pas à titre personnel, dans ses affaires ou dans sa vie de parent ou d’époux ? Ce qui rend les gens violents, contrairement à la doxa ambiante, ce n’est pas d’avoir été injustement frappé, c’est de se sentir la force de répondre. Sinon il n’y aurait pas de femmes battues, il n’y aurait que des maris éclopés. La guerre qu’on vit est la transformation du pouvoir financier des pays du Golfe en pouvoir politique, par tous les moyens habituels de l’exercice du pouvoir, y compris la guerre. Si les arabes tuent aujourd’hui, c’est tout simplement parce qu’ils en ont les moyens, financiers et idéologiques aujourd’hui, nucléaires demain.
Peut-être une des causes de ta tristesse est de te voir forcé à quitter le confort d’un état que tu pensais acquis, un stade d’évolution au delà du conflit, à l’abri des violences. Malheureusement, l’histoire n’est pas finie, la guerre n’est pas qu’un stade primitif de maturation des sociétés humaines, et nous avons des ennemis. A nous d’imaginer la vie qui va avec.
Hello Pierre,
Merci de ton retour; tu le dis, l’histoire n’est pas finie et je serai heureux de l’écrire avec ceux qui me sont chers. Même si je ne me reconnais pas dans les propos que tu me prêtes. Je ne crois ni que les membres des sociétés traditionnelles ont l’exclusivité d’abattre des gens à terre, ni que les terroristes sont comme des enfants (mais qu’ils sont un peu ridicules), ni que ce soit la faute de la colonisation dont je ne parle pas du tout… Quand tu me dis ces choses, je suis conscient que les mots peinent à dire ce que j’ai vraiment sur le coeur.
Merci Laurent. Et bravo pour cet article. Cela fait du bien de lire ces lignes et sentir la résonance en moi.