Le beau livre de Gabriel Garcia Marquez, “Cent ans de solitude”, commence par une phrase qui est l’une de mes préférées parmi les premières phrases de roman: “Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace.”

Sur le plan formel, j’aime cette phrase pour le nombre de “temps” qu’elle met en parallèle: le temps du récit, à peine suggéré dans “Bien des années plus tard…”, sous entendu, plus tard que maintenant, le temps du narrateur, futur lointain puisque le livre est écrit au passé, et le temps du lecteur, futur encore plus lointain. Le temps du peloton d’exécution entre le premier et ceux-là et enfin le temps de cette “connaissance avec la glace” dans l’enfance d’un personnage qu’on sait avoir vécu et disparu depuis.

En quelques lignes, nous avons devant nous un homme, avant qu’il ait vraiment effectué le moindre geste dans l’histoire qui va nous intéresser, dont nous savons des choses qu’il ne sait pas encore lui-même, que nous voyons placé entre les deux rives de sa vie, sa mort et cet étrange événement d’enfance dont nous devinons qu’il a sans doute eu une importance considérable sur le cours de son existence.

C’est, direz-vous, le privilège des raconteurs d’histoires ou des rapporteurs de l’histoire que de donner à voir à leur public, des choses dont aucun d’entre nous ne peut être témoin dans la réalité. Mais c’est surtout un effet étonnant du temps qui est de se dérouler une première fois pour laisser passer l’histoire, puis une deuxième fois, qui est le temps du récit, car l’histoire n’est pas semblable d’où qu’on la regarde. Il y a une sorte de relativité de l’histoire: un temps de l’événement et des temps des récits qui en sont faits. Bien plus encore, un autre temps, celui de la lecture et, encore, un temps du souvenir de la lecture. L’idée commune veut que ces strates de temps soient autant de déformations de l’événement. Certes oui, irrémédiablement même: c’est à la fois la tare définitive des sciences et arts de l’histoire, et leur grande qualité qui est de nous parler, avant tout, de nous-mêmes et de notre monde, ici et maintenant, usant de la distance du temps pour réfléchir notre image projetée dans les autres époques.

Je ne suis pas certain que l’histoire du monde soit cette sorte de chose qui se graverait dans la pierre au fur et à mesure que nous croyons la voir se dérouler sous nos yeux. Qu’est-ce qui est vrai maintenant: cet événement que vous avez vécu quand vous étiez enfant ou tout simplement plus jeune, cet événement mort à tout jamais ou le souvenir que vous en avez qui est lui bien vivant, vivant et donc changeant? Ainsi l’histoire ne serait pas un livre écrit de la première à la dernière page, mais un corps bien vivant et vivant avec nous, en même temps que nous, vieillissant en même temps que nous, y compris le passé, et s’augmentant à chaque instant de notre présent; comme le visage de mon enfant qui grandit: le visage qu’il a aujourd’hui est son visage, autant que son visage de poupon fut le sien voici quelques années et le premier n’est pas une trahison ni n’est moins vrai que ce dernier.

Une histoire objective ne pourrait ainsi être que le plus petit dénominateur commun de tous les points de vue des différentes époques; autant dire une histoire factuelle et sans grand intérêt: drôle de chose que cette histoire qui, finalement, négligerait le temps, négligerait ce qui est la matière même de l’histoire et sa cause première et ferait de chaque instant de ce temps, quelque chose d’immortel et donc, hors du temps.

Une absurdité à laquelle personne ne croit d’ailleurs et qui contredit toutes nos expériences parmi lesquelles, ce beau sentiment qui illustre si bien la nature du temps et qui met de la poésie tout le temps où notre vie en a manqué: la nostalgie…