Un singe sur l’épaule, c’est la métaphore qu’en 1974, un spécialiste américain du management, William Oncken, utilisait pour parler de la tâche à accomplir. Un animal à nourrir qui pèserait sur votre épaule tant qu’il ne serait pas repu, avec une facilité, selon l’habilité de son maître du moment, à passer d’une épaule à l’autre, d’un maître à l’autre.

Un chercheur québécois, Guy Pelletier, reprenait la métaphore dans un article très drôle [1], pour traiter le problème des mandats de gestion inverse, c’est-à-dire des situations où les subordonnés délèguent du travail à leurs supérieurs. Résumons le cœur de son propos. Vous circulez dans les couloirs de votre entreprise et croisez un collaborateur. Vous lui demandez où il en est dans le dossier que vous lui avez confié. Il vous répond que, justement, il y a un problème avec ce dossier et qu’il faut qu’il vous en parle. Comme vous n’avez pas le temps pour le moment, vous lui suggérez de vous faire un mémo sur le sujet. Observez bien le singe en question. Pour l’instant, il est sur l’épaule de votre collaborateur qui peine manifestement à lui donner la nourriture dont il a besoin, mais il ne va pas tarder à bondir. En effet, le collaborateur regagne son bureau, se met devant son ordinateur, rédige et vous expédie le mémo et… n’a plus rien à faire. Désormais la balle est dans votre camp et le singe sur votre épaule, à n’en pas douter parmi une myriade d’autres. Le pire est que, dans deux ou trois jours, votre collaborateurs glissera sa tête par la porte de votre bureau en vous demandant si vous avez eu le temps de « jeter un œil » sur son mémo. C’est ainsi qu’il pourra, à la fois :

• vous superviser, comme le ferait un supérieur hiérarchique ;
• se plaindre du peu de reconnaissance que vous attribuez à son travail ;
• prendre tranquillement son café.

Au fond, le procédé mis au jour par Guy Pelletier est très efficace pour augmenter sa propre zone de confort dans le monde professionnel et il m’avait semblé machiavélique d’en user consciemment et délibérément. Ce qui m’incita d’abord à infléchir mon jugement fut de me rendre compte que j’en usais moi-même, par exemple avec certains de mes clients en informatique dont le seul moyen d’apaiser l’empressement était parfois de leur confier une tâche : demande de précision, document, évaluation de volumes, peu importe. Est-ce à dire que je me comportais de façon perverse ?

Regardons les choses autrement, à commencer par cette mise en scène d’un manager croisant son collaborateur. Ce qui s’en dégage est le peu de contact. Ils se parlent au hasard d’une rencontre dans un couloir, tout indique que le manager n’est pas au courant de l’avancement du dossier, à supposer d’ailleurs que cela fût nécessaire. Dans la négative, on voit mal alors pourquoi il questionne son collaborateur. S’il s’agit de faire un bout de conversation, autant lui demander comment il va lui, tout simplement. Réfléchissant a posteriori sur mes propres expériences et sur la singularité des cas où j’ai usé de l’artifice, je dirais qu’il s’agissait de situations où les clients nous avaient « abandonné » leurs projets. Car déléguer n’est pas perdre de la responsabilité mais perdre du pouvoir. Le mot abandon rend précisément compte de la volonté d’un interlocuteur de vous attribuer toute la responsabilité de la réussite ou de l’échec d’un projet, quel qu’il soit. Nous pouvons ainsi imaginer que ce qui se passe dans le couloir, c’est une réaction de défense d’une personne qui ne veut pas porter seule le chapeau si les choses tournent mal. Aux préceptes donnés par Guy Pelletier, qui sont essentiellement des conseils de vigilance et d’observation du comportement des singes, nous pouvons en ajouter un : les migrations de singes sont des symptômes de relations insatisfaisantes, y compris sur le strict plan managérial, où les enjeux des uns et des autres sont peut-être mal définis.

Paraphrasant la conclusion de Guy Pelletier, je peux moi-même terminer cet article en disant que l’explicitation des situations troubles et des mandats de gestion est une voie de reconquête de l’homme sur la bête.

[1] L’article initial n’est plus disponible sur le net (https://www.forres.ch/documents/pelletier-singes.htm) mais celui-ci l’est encore: https://www.f-d.org/pelletier-virgules.htm