Il y a quelque chose d’étrange à songer que, qui que nous soyons aujourd’hui, quelles que soient notre histoire et nos origines, quel que soit même le continent où nous vivons, nous partageons l’histoire commune de lointains ancêtres qui, pendant des milliers d’années ont arpenté la grande forêt primaire à la recherche de nourriture, se sont gardés de dangers immenses pour eux et ont lutté contre des choses qui dépassaient de loin leur force et leur entendement. Prédateurs, maladies, accidents menaçaient quotidiennement leur vie. La nature, qui est de lente industrie, a siècle après siècle forgé ces hommes et a permis que notre organisme s’adapte à cet environnement.

Aujourd’hui, dans notre société occidentale, nos activités sont tout autres. La question qui se pose est alors de savoir si nous sommes adaptés à nos nouveaux modes de vie ou ce qu’il convient de faire pour compenser l’inadéquation entre notre organisme et l’environnement moderne. À n’en pas douter, par exemple, nos aïeux ne s’escrimaient pas dans des salles de sport ni ne faisaient, pour le plaisir, le tour du lac à petites foulées. D’abord parce qu’on ne se promenait pas, insouciant, au bord des points d’eau où le premier prédateur venu pouvait vous croquer le mollet; ensuite parce qu’après avoir baguenaudé toute la journée à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent, l’humeur est plutôt au repos en dégustant un cuisseau de mammouth au coin du feu. Et puisque le sujet de la nourriture nous vient, quoi que cela puisse sans doute faire polémique, parlons des régimes “paléo”, avec cette idée simple que ce n’est point tant le gras ou le sucre qui nous sont préjudiciables mais plutôt toutes ces choses récentes que l’évolution n’a pas eu le temps de nous apprendre à digérer; ou, pour être plus juste, que l’évolution n’a pas eu le temps d’étendre à l’espèce entière des capacités parfois individuelles: le lait par exemple, les céréales qui ont muté à cause de l’agriculture extensive, sans même parler des additifs, pesticides et autres conservateurs [1]. Ce que nous apprend également Jared Diamond avec son étude sur les sociétés traditionnelles [2], en montrant qu’il n’y a chez eux ni diabète, ni hypertension, du moins tant qu’ils ne sont pas occidentalisés, ce qu’il attribue, lui, à l’excès de sel et de sucre.

Pas de nostalgie ici, du temps où nous errions le ventre vide dans la forêt, en attendant d’être piqué par un venimeux ou de succomber à une gangrène; simplement le constat que notre espèce dans son ensemble n’a pas eu le temps nécessaire de s’adapter aux modifications de notre environnement.

Suivant l’autre jour une conférence sur la méditation de pleine conscience, j’entends Christophe André [3] expliquer que la méditation nous enseigne à avoir une attention large plutôt qu’étroite, fluide plutôt que fixée, immergée plutôt qu’analytique; j’imagine que les chasseurs cueilleurs ne méditaient guère, du moins pas ainsi que nous l’entendons dans une démarche volontaire, mais, à n’en pas douter, ils guettaient, depuis les étendues froides de la toundra jusqu’aux rideaux de verdure de la forêt tropicale: mais de n’avoir plus à le faire, dans la jungle nouvelle de nos villes, semblerait nous obliger à  l’exercice délibéré de ces compétences oubliées.

Partout la même chose: une espèce, la nôtre, prise sous le joug de la nécessité, une espèce qui, par son ingéniosité, va se libérer et s’affranchir des contraintes de son état mais doit, pour respecter son équilibre, trouver des compensations. Et peut-être que c’est cela la vie, être en contact avec la nécessité, avec la contrainte, qu’elle soit subie ou délibérée, se laisser toucher par ces choses contre lesquelles nous luttons jour après jour et qui, finalement, sont l’essence de notre vie. Nous sommes des enfants de la nécessité.

[1] Voir par exemple: L’alimentation ou la troisième médecine – Jean Signalet – Éditions du Rocher, 21 juin 2012
[2] Jared Diamond – Le monde jusqu’à hier – Gallimard 2014
[3] Méditer, jour après jour – Christophe André – L’iconoclaste, 22 septembre 2011