Constante est aujourd’hui l’invitation à être heureux ou plus heureux que nous ne le sommes; pas un moment passé sur Internet, sans voir un message nous invitant à être plus heureux, plus positif, en vantant des méthodes pour devenir heureux, voire pour décider de l’être. Je n’en nie pas l’intérêt. La psychologie positive, en particulier, a pour puissante vertu de nous fortifier contre les coups du sort. Et notre époque est grosse de fatalités pouvant s’abattre sur les uns et sur les autres. Il est donc salutaire, au même titre que nous nous devons de faire de l’exercice pour entretenir notre corps et le préparer aux épreuves, d’entraîner notre esprit afin d’être plus résilient si des revers de fortune ou des malheurs, hélas souvent inévitables comme la perte d’êtres chers, nous accablent.

À condition que l’invitation ne devienne pas une injonction. À condition que le terme “heureux” ne recouvre pas une obligation d’être joyeux, toujours gai, le sourire aux lèvres.

Bien sûr, être joyeux est, en général, plus agréable pour soi et pour les autres; quelqu’un qui “fait la gueule”, ça n’est pas très sympathique. Est-ce que, pour autant, cela signifie qu’il faille éradiquer la tristesse? Qu’il faudrait s’interdire d’avoir le coeur étreint par une mélopée; d’éprouver la douceur d’un chagrin partagé, la douceur de la consolation dans des bras affectueux; de pleurer sur de l’injustice?

Certes, tout cela peut sembler bien sentimental et, c’est bien connu, la vie, la vie réelle, ne l’est pas. Au bureau ou à l’usine, la tristesse n’a pas sa place, non plus qu’aucun sentiment d’ailleurs.

Est-ce si sûr?

Il me semble que si la joie est une boussole, alors la tristesse en est une également. Me mettent en joie les tâches avec lesquelles je suis aligné, ce qui est une précieuse information, pour moi mais aussi pour mon entourage et ceux qui ont la responsabilité de mon travail. À l’inverse, ma tristesse est également un indicateur que je ne vais pas dans la bonne direction. Peut-être parce que je m’y prends mal ou parce que quelque chose ne colle pas dans la manière dont j’aborde ce que j’ai à faire. C’est ainsi que joie est tristesse sont deux polarités qui peuvent me guider dans l’existence; à ma droite, qui est mon côté privilégié, qui donne la direction, la joie; à ma gauche, la tristesse.

De même, je constate que peur et colère sont souvent stigmatisées: Restez calme et osez! Rien n’est plus absurde, du moins dans une certaine mesure: autant il importe de ne point se laisser envahir par la colère ou la peur, qui peuvent nous figer ou au contraire nous conduire à des actes violents, autant colère et peur sont essentielles dans le contrôle de notre mouvement. L’une nous donne l’énergie – combien de luttes militantes et souvent légitimes sans colère? – l’autre alimente notre prudence. Les vertus de courage et de tempérance ne prennent valeur qu’en présence de la peur et de la colère; sans peur, le courage devient inconscience; sans colère, la tempérance s’apparente à de la pusillanimité.

Comme je me réjouis de jouir de mes quatre membres, deux bras, deux jambes, de même je jouis de ces quatre émotions qui me guident et alimentent mon mouvement: pour rien au monde je ne voudrais, émotionnellement, avancer amputé dans la vie.