Michel Serres affirme que la fin de la première guerre mondiale marque aussi la fin du Néolithique, époque pendant laquelle 75% de l’humanité travaillait la terre. Ce pourcentage s’est effondré pendant le siècle dernier pour n’être aujourd’hui que de 2%.

C’est ainsi que les “années folles”, qui suivent la grande guerre, marquent le tournant d’une époque multi-millénaire et, à bien y regarder, toutes les disciplines en effet semblent avoir subi l’effet de cette rupture, jusque dans des domaines insensibles en apparence à la mode. Je l’ai constaté jusque dans le jeu d’échecs, que j’ai pratiqué un temps; l’histoire du jeu est en effet marquée par une rupture à ce moment-là. “e4 et les blancs sont mal” dit un slogan à l’époque, sous forme d’un pseudo commentaire de partie et qui exprime que si les blancs font le premier coup de partie le plus joué dans tous les temps, le pion du roi avançant de deux cases – noté e4 pour les spécialistes – alors ils sont assurés de perdre la partie. Propos outrancier s’il en est, qui dit pourtant la révolution en marche, le refus du conformisme, le désir de nouveauté qui va se concrétiser dans les nouvelles façons de jouer.

Je rapporte cette révolution dans l’histoire des échecs, qui pourrait paraître parfaitement anecdotique dans la grande histoire, précisément parce qu’une vraie révolution a eu lieu, qui a touché même les disciplines les plus confidentielles et dont sa répercussion dans le domaine des échecs montre l’universalité. D’abord la littérature avec le surréalisme, la peinture bien entendu et l’art en général; mais aussi les disciplines scientifiques avec l’arrivée d’abord de la relativité générale d’Einstein – la relativité restreinte datant d’avant la guerre. Pourtant, cette théorie-là est plutôt le chant du cygne de l’ancien temps qu’un signe d’une nouvelle époque: à Einstein succèdent bientôt d’autres physiciens qui, avec la physique quantique, deviendront ses rivaux acharnés, au point de lui faire dire en argument ultime contre leur théorie: je ne crois pas que Dieu joue au dés avec le monde…

Au fond, c’est encore la fin d’un règne de créatures toutes puissantes qui, à l’instar des dinosaures dont nous avons parlé ici et dont l’extinction a ouvert la porte à une explosion de diversité; non pas cette fois une diversité génétique mais une diversité intellectuelle avec une créativité inouïe. Même l’édifice multi-séculaire des mathématiques a vacillé et a montré ses failles avec la théorie de Gödel, qui prétend (pour faire simple) qu’un système décrivant l’arithmétique ne peut être à la fois complet et cohérent; dit autrement, que la complétude implique d’avoir des failles. Faille comme, par exemple la crise de 29, qui mettra fin aux années folles en montrant la faillibilité du système économique.

Fin des certitudes dans les systèmes tout puissants; fin de l’absolutisme au profit du relativisme (ou de la relativité); fin de la foi et fin de l’église toute puissante, séparée désormais d’avec l’état; fin d’une société presque entièrement fondée sur le travail de la terre. Fin d’une époque et début du monde dans lequel nous vivons et qui n’est peut-être pas encore advenu dans sa forme définitive. Ce qui nous laisse augurer que les temps de diversité, de créativité, de nouveauté et finalement d’utopies, ne sont pas encore clos.