Tout part d’un sentiment né au cours de la grande manifestation du 11 janvier, alors que, habitant du quartier, j’avais imaginé pouvoir me présenter au dernier moment et rejoindre les cohortes venues de bien plus loin que moi. Je m’attendais à la foule, je m’attendais à la cohue et je trouvai des rues vides barrées par la police et, derrière les barrières, mes voisins de quartier agglutinés patiemment. Sans doute parce que je ne suis pas patient, « ça » m’a agacé. Alors, oui, les grands de ce monde ont besoin de sécurité ; oui, ils ne peuvent pas raisonnablement se mêler à la foule et se comporter comme le commun des mortels, ce qui au passage me permet de me réjouir d’en être et d’être plus libre qu’ils ne le sont. Pour autant, il y a un résultat : quelques dizaines de grands de ce monde ont bloqué pendant plus d’une heure des centaines de milliers d’autres ; au point que parmi ces derniers, certains n’ont même pas pu se mettre en marche et quitter la place de la République, quand d’ailleurs ils ont été capables de l’atteindre.

On pourra gloser sans fin sur l’utilité politique d’être présents sur deux cents mètres de chaussée plutôt que sous les ors de la république, dans une salle bien chauffée de l’Élysée, pour tous ces dirigeants politiques venus des quatre coins de la planète, même si leur participation semble avoir fait des envieux outre-Atlantique.

Au delà du débat, nous trouverons sans doute plus de profit à nous retourner la question, dès lors que nous sommes aux responsabilités dans une organisation, si modeste soit-elle. Car, être dirigeant ne va pas sans un certain statut, qui rend bien souvent encombrant : dans les réunions, les subordonnés opinent plus rapidement ou plus souvent qu’ils ne le feraient en présence de pairs. D’ailleurs, l’adage est bien connu : on rentre dans le bureau du chef avec ses propres idées, on en ressort avec les idées du chef. Plus le chef se manifeste et exerce son autorité, plus l’équipe s’y conforme, bon gré mal gré et répond à l’autorité par le désengagement [1]. Et, dans la remarque, “c’est vous le patron”, il peut y avoir de la soumission ou, pourquoi pas, une certaine forme de paresse qui fait penser : “après tout, c’est son job de prendre des décisions”. Autrement dit, le “patron” ne doit pas seulement éviter d’encombrer, il doit faire de la place, faire du vide pour permettre l’émergence : l’émergence des initiatives et des idées, l’émergence de l’intelligence.

Cependant, vide n’est pas absence, laisser passer n’est pas s’en aller ; il revient sans doute au dirigeant, pour favoriser l’émergence et l’initiative, d’être le garant d’un cadre fixé ou co-construit selon les cas. C’est le “patron” au sens des artisans, cette pièce de papier qui fixe les contours de la tapisserie, du vitrail ou de la broderie, qui fixe les limites de l’action.

C’est Robert F. Bales, le psychosociologue américain inventeur de la grille de Bales [2], qui a montré qu’un leader qui décide du travail de chacun stimule moins la participation et l’initiative qu’un leader qui clarifie, informe, stimule et soutient.

C’est pourquoi chacun d’entre nous, dans ses responsabilités de dirigeant de société ou d’équipe, mais aussi de professeur, de parent, doit se poser la question de savoir s’il encombre ou s’il soutient, s’il freine ou s’il stimule, tout en ayant à l’esprit qu’on n’exerce jamais aussi bien son pouvoir qu’en y renonçant. Ce qu’exprime le célèbre aphorisme : “Le pouvoir, c’est comme les baïonnettes, on peut tout faire avec, sauf s’asseoir dessus.” [3]

[1] L’expérience, menée déjà en 1939, par Lippitt et White, a montré qu’un leadership autoritaire sur des groupes d’enfants diminuait la prise d’initiative, l’intérêt pour le travail et pour le travail des autres, par rapport à un leadership plus démocratique ; ce type de leadership augmentait également l’agressivité, moins cependant que le laissez-faire.
[2] Bales, R. F. (1972), Rôles centrés sur la tâche et rôles sociaux dans des groupes ayant des problèmes à résoudre, in Lévy, A., Psychologie sociale, Paris, Dunod, 1972
[3] Un peu de recherche rend la paternité de cette citation incertaine. Talleyrand aurait déjà dit : « on peut tout faire avec les baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. » la même phrase est parfois attribuée à Clémenceau ou à Napoléon.

Article paru sur le site jeune-dirigeant.fr