Nouvelle pour le concours de l’Université de Paris 8. Pas de prix cette fois-ci. Le thème était: Chemin.

La maison avait beaucoup changé. Pour commencer, le muret surmonté d’une grille entourant le jardin avait disparu. Bonne idée, songeai-je, que d’abattre les murs d’enceinte de la demeure ; pour aussitôt m’étonner de cet élan à contre-courant de l’époque, plutôt propice à ériger des murailles : maintenant une simple pelouse allant jusqu’à la route sans plus de délimitation que le passage de l’herbe au bitume. La façade aussi avait été métamorphosée. Une large fenêtre perçait le toit, laissant deviner un aménagement de l’immense grenier vide d’autrefois, royaume des chouettes et des souris. Les chouettes que mon père traquait au fusil le soir après que, les nuits d’avant, elles nous aient effrayés de leur pas si ressemblant à celui d’un homme. « Bom… Bom… », comme le bruit des chaussures de l’assassin dans les films d’horreur. « Maison de la peur », pensai-je. Le vieux crépi grisâtre avait laissé place à des couleurs pastel, une fantaisie dans ce pays loin de la Méditerranée, au milieu des sapins et des pentes abruptes. N’était la situation de la bâtisse, adossée à un versant à l’entrée extérieure d’un large virage, j’aurais bien pu ne pas reconnaître la maison de mon enfance. Les grands arbres du jardin avaient disparu également et là où, autrefois, on avançait vers la porte d’entrée sur un épais tapis d’aiguilles d’épicéa, une allée proprette et dallée traversait l’espace jusqu’à la maison.

L’agence immobilière m’avait confié les clés : j’ouvris sans difficulté la porte. Pas plus qu’à l’extérieur, ce que je découvris à l’intérieur ne réveilla ma mémoire ; même l’odeur m’était indifférente, faite d’un peu de renfermé et d’années d’habitation par des étrangers. Je me sentais violer une intimité inconnue. Des déménagements successifs avaient eu raison du parfum familier de ma jeunesse ; des travaux d’aménagement avaient aussi modifié le plan de la maison, réunissant des pièces autrefois séparées, ajoutant des cloisons, déplaçant cuisine, salon et commodités. « L’enfance comme un bateau qui coule », pensai-je dans l’instant. « Tant mieux », me répondis-je à moi-même et à voix haute.

Eh quoi ! D’où ce sentiment d’enfance malheureuse ? N’avais-je pas eu ma dose de bonheur ici ? N’avais-je pas été contente de retrouver cette maison après des vacances, après des absences et de humer ce parfum perdu ? N’y avait-il pas, dans mon souvenir, ce portrait tout sourire de mes parents sur le perron de la maison, accroché dans la cage d’escalier ? N’y avait-il pas les visites de l’oncle Pascal, qui me faisait sauter sur ces genoux en me chantant « À dada sur mon bidet », moi hurlant de rire quand il me serrait alors dans ses bras… D’où cet autre parfum trouble d’une enfance engloutie, comme un navire dans les tréfonds de l’océan, recouvert par les strates du temps et les obscures créatures sous-marines, invisible même au plongeur explorant les profondeurs.

À l’étage, je retrouvai, sinon le décor de mes jeunes années, du moins quelques repères. La distribution des chambres était restée identique. Ici la chambre de mes parents, ici la mienne, ici encore la chambre d’amis, occupée de temps à autre par l’oncle Pascal dont j’entends encore – Ah, tout de même une réminiscence – le pas claudiquant dans l’escalier. Curieux pourtant… Il n’a eu son accident que peu avant notre départ de la maison. L’apparent anachronisme occupa vaguement mon esprit tandis que je regardais le paysage par la fenêtre du couloir, juste au dessus de l’entrée de la maison. Une vue magnifique en réalité qui n’avait, semble-t-il, jamais touché mon cœur d’enfant. Les crêtes des montagnes apparaissaient en contre-jour et semblait soulignées par un trait lumineux. Dans la réverbération, les sapins paraissaient argentés, tandis que de grandes ombres bleues venaient lécher les pentes herbues. Au coin d’une forêt, je reconnus soudain une maison isolée. Plus familière à l’enfant en moi que cette mienne demeure. La maison de l’autre côté de la vallée, maison refuge, maison de rêve ; maison qui cristallisait mes rêves d’ailleurs, le soir, à l’heure nostalgique quand l’ombre portée de la montage nous avait déjà plongés dans l’obscurité tandis que, là-bas, la maison luisait encore au soleil. Je souris en songeant que, tout à l’heure sur la route, j’étais passé devant cette maison ; réalisant alors que je la connaissais de près enfant mais que, jamais, je n’avais fait le rapprochement entre cette habitation d’amis de mes parents et la lointaine demeure de rêve vers laquelle j’était toute entière attirée dans mes moments de mélancolie.

Je refermai la fenêtre et regagnai le rez-de-chaussée, n’ayant pas le cœur de visiter le grenier. En bas, dans la cuisine, je sortis de la maison par la porte arrière qui donnait sur une cour étroite. Ce fut comme si les années passées me sautaient au visage. La maison étant adossée au versant de la montagne, la cour était une minuscule parcelle encaissée dans la pente. Un sol en graviers entouré d’un mur de pierres sèches flanqué de deux jardinières. Rien n’avait ici changé, si ce n’est les végétaux, disparus dans les jardinières et la haie de thuyas exubérante maintenant, sagement taillée autrefois. C’était comme si tous mes souvenirs s’étaient réfugiés ici, dans cette minuscule arrière-cour, s’étaient cachés même, de crainte d’être mis à jour par moi, inquiets de notre rencontre.

Cachées aux yeux du visiteur venant de la maison, presque dans l’épaisseur du mur, quelques marches montant à rebours permettaient de grimper en haut du mur de soutènement. C’était l’escalier secret de mon royaume caché. Il ne se découvrait qu’une fois au fond de la courette, obligeant à un demi-tour pour l’emprunter. L’espace en haut était très exigu, d’autant plus que les thuyas avaient pris du volume. Longeant la haie, en équilibre sur le haut du mur, on parvenait à une béance dans le rempart végétal qui permettait de s’échapper hors de la propriété et d’accéder aux grands espaces de la montagne. Comme si la petite cour accouchait d’un univers entier. Je refis le trajet coutumier vers le monde extraordinaire. L’émotion était intacte et mon cœur battait à tout rompre. Je me serais crue, telle Alice, ayant passé le miroir pour arriver dans une forêt enchantée, inquiétante pourtant. Le sentier montait en serpentant et je m’éloignai doucement de la maison. Quelques minutes plus tard, j’arrivais sur la petite esplanade où j’aimais tant à jouer. Il y avait toujours la table d’orientation, à moitié effacée aujourd’hui et je restai un moment, tantôt observant le paysage, tantôt me remémorant des moments où accroupie près d’un arbre, je palabrais avec mes poupées ; ou bien, dévalant à toute allure le sentier, je courais à me rompre les os.

Ce fut un tout petit rien qui me sortit de ces innocentes rêveries. Une marque sur un arbre, presque au pied du tronc, une boursouflure. Un fil de fer avait été autrefois attaché à cet endroit et l’arbre, dans sa croissance, l’avait englouti. Un restant de fil émergeait du tronc et trainait par terre. Ce fil, c’était moi qui l’avait posé et attaché à deux arbres, pour barrer à ras de terre l’accès à l’esplanade. Au cas où, avais-je manigancé à l’époque, des ennemis chercheraient à me poursuivre : fatalement, ils se prendraient les pieds dans ce fil et je pourrais rejoindre la sécurité de ma maison. Ennemis imaginaires évidemment, mais bien réelle fut la chute de l’oncle Pascal et bien réelle la blessure définitive à la hanche qui devait en résulter et le faire boiter à tout jamais. Accident dont j’allais devoir porter pendant des années la lourde culpabilité, au détriment d’une croissance épanouie, au détriment d’une vie heureuse. Mais il me fallait bien me résoudre, aujourd’hui, à me souvenir de ce qui s’était réellement passé. Me résoudre aussi à être lucide sur ma venue aujourd’hui. Ce n’était pas pour rien que je m’étais substitué à l’agence pour la visite, en vue de la vente de la maison. Cette maison qui m’était échue voilà des années par héritage et dans laquelle je n’avais jamais eu le courage de revenir. Ce n’était pas pour rien que j’avais parcouru toute cette distance, faite tant de kilomètres que d’années vers le passé. Il me fallait bien me résoudre à me souvenir que, ce jour-là, l’oncle Pascal avait autre chose en tête que d’embrasser gentiment sa petite nièce et que ce n’était plus du jeu que de soulever mes jupes. J’avais eu le réflexe de m’échapper, avec la vivacité de ma jeunesse, de ses mains avides et de courir vers la maison. Il avait tenté de me rattraper en s’excusant déjà. Mais le fil de fer l’avait arrêté dans sa course.

J’avais couru vers la maison, prévenu mes parents, sans avoir le cœur de dire quoi que ce soit ; récit impossible pour l’enfant que j’étais. Mais ce jour-là, ma vie a basculé. Énigme insoluble encore, je ne sais si mes parents devinèrent quoi que ce soit ou s’ils apprirent les glauques détails de l’épisode de la bouche de l’oncle Pascal. Nous déménageâmes fort peu de temps après et je ne devais jamais revoir l’oncle autrefois chéri. Le temps se referma, y compris sur ma mémoire.

Tremblante, ébranlée par la résurgence du passé, je redescendis vers la maison, regagnai la courette, rentrai dans la cuisine. Dans l’escalier, j’entendis un pas, le pas de l’acheteur intéressé par la maison.

Un pas claudiquant.

Sur la table, un couteau de cuisine.