Pas un jour qui ne nous donne à voir davantage les massacres perpétrés par l’État islamique, nettoyage ethnique, crimes sur des femmes et des enfants, exécution de civils et d’otages, mais aussi destruction du patrimoine historique, et bien sûr des attentats jusque sur notre sol. Des barbares. Comme le gang ainsi autoproclamé qui, en 2006, séquestrèrent et torturèrent un jeune homme pendant trois semaines, au prétexte qu’il était juif, donc nécessairement riche selon eux, en attendant de toucher une rançon que sa famille n’avait pas et le laissèrent mourir de ses blessures dans le froid et la faim. Le gang des barbares, l’armée des barbares. Comme bien sûr ceux qui, en 2001, lancèrent des avions contre le World Trade Center, au mépris de leur vie, au mépris de la vie des passages des avions et des occupants des tours, au mépris de toute vie. Ce qui valut aux États-Unis de se lancer dans une croisade contre “l’axe du mal”, pour reprendre l’expression du président George Bush. L’axe du mal composé par l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Ensemble hétéroclite qui semble peu justifier l’utilisation du terme “axe”, lequel sous-entend une entente, une complicité, une alliance. À moins qu’il ne s’agisse moins d’une volonté commune et partagée que de la manifestation d’une seule et même volonté en différents endroits de la planète, comme si – pure spéculation de ma part – c’était le diable qui était ainsi désigné; le diable qui ferait de ces hommes dont les actes nous horrifient, les soldats de son empire, des soldats qui sont partout, infiltrés dans nos rangs.

Comme ceux-là, pour changer totalement de registre, parmi nous eux aussi, indétectables semble-t-il, contre lesquels un thérapeute déclare: “Je suis psychiatre. Mais jamais je ne croiserai le fer avec un pervers narcissique.” [1] Ils détruisent leur victime à petit feu sans que le reste de l’entourage se doute de quoi que ce soit, manipulateurs au point de faire passer leur victime pour l’agresseur si jamais leur jeu malsain commence à être découvert. “Ni remords ni culpabilité. Il [le pervers narcissique] n’a jamais tort, ne demande pas pardon, sauf par stratégie.” [2]

Dans toutes ces situations, ce qui effraie, c’est cette volonté farouche, “diabolique” et dénuée et toute sensibilité à nos yeux, de nuire et de détruire. Et que rien ne semble possible pour que ces êtres changent d’avis, changent leur regard sur le monde et retrouvent leur humanité. Nous désespérons de ces êtres humains qu’ils sont pourtant, étant biologiquement fabriqués comme chacun d’entre nous. Logiquement, donc, si nous ne pouvons pas les changer, si nous ne pouvons pas nous en protéger alors le seul réflexe ajusté est la fuite. La fuite ou la destruction. Je me sauve ou je le tue, comme je le ferais si je rencontrais une bête sauvage dangereuse dans la nature; comme le faisaient nos lointains ancêtres avec les membres des tribus étrangères.

Ce qui me frappe dans ces situations pourtant très différentes, c’est la ressemblance du regard porté par nous sur ces gens. Des gens assurément dangereux, contre lesquels nous devons nous protéger, contre lesquels nous devons prendre des mesures parfois radicales. Mais des gens que, finalement, nous sommes tentés de priver de leur humanité comme ils nous privent d’humanité. Ce qui me frappe, c’est la symétrie de la situation puisque, sans doute, leur volonté de destruction est alimentée par la vision qu’ils ont de nous, des “autres”, des étrangers à la vérité, des barbares peut-être aussi ou de simples objets.

Or notre force, notre raison d’être et notre grandeur résident précisément dans notre capacité à voir l’humain derrière tous les visages. Si nous y renonçons, nous renonçons à notre civilisation. L’axe du mal, ce n’est pas l’improbable rassemblement de nos ennemis, c’est l’axe d’une sorte de champ magnétique qui polarisent nos regards, les nôtres et les leurs, et nous les fait tourner les uns contre les autres; l’axe du mal, c’est la ligne d’antagonisme le long de laquelle les ennemis s’alignent, comme deux clans qui se font face avant la bataille. Raison pour laquelle un pas de côté est sans doute le mouvement le plus salutaire pour la civilisation.

[1] Cité de façon anonyme dans “le Nouvel Observateur” du 19 janvier 2012
[2] ibidem