Dans son ouvrage, Plaidoyer pour l’altruisme [1], Mathieu Ricard dit: “la cause fondamentale de la souffrance est l’ignorance.” Quand je regarde les vidéos de ceux qui prônent et soutiennent, voire perpétuent, des attentats tels que ceux que Paris a connus durant cette semaine sanglante, mon premier élan est bien sûr de me dire: “ils ne savent pas”. Mais ils ne savent pas quoi? Si je me figure l’ignorance comme une lacune, un vide, quelque chose à combler avec du savoir et de la connaissance, alors je m’interroge nécessairement sur quel savoir ou quelle connaissance pourrait permettre de remplir utilement ce vide. En quoi serais-je capable, moi-même, si j’avais à le faire, de dispenser la connaissance ou le savoir utile et pourrait colmater cette béance au travers de laquelle jaillit la violence. En quoi suis-je capable, moi ou un autre, c’est-à-dire en quoi est-ce que j’ai le savoir adéquat mais aussi en quoi est-ce que je suis légitime aux yeux de ceux à qui je serais censé enseigner?

En effet, tous ceux qui font oeuvre d’enseignement le savent; il faut d’abord que le maître gagne la confiance de l’élève. Or cette confiance passe par l’amitié peut-être mais surtout par la légitimité du savoir. Moi-même, je n’ouvre guère mon esprit à celui qui prétend m’apprendre quelque chose tant que lui et moi n’avons établi une relation de confiance. Ce qui revient à dire: est-ce que, entre toi et moi qui allons entrer dans une relation d’échange de savoir, il y a un chemin? Est-ce que les fossés qui nous séparent peuvent être comblés ou enjambés par des ponts?

Mais, en l’occurrence, je crois que les obstacles sont plus importants encore; que la question est: comment franchir le mur qu’il y a entre toi et moi? Non parce que nous avons affaire à du vide mais parce que nous avons affaire à du plein, et même à du trop plein. L’ignorance a déjà été comblée par un savoir – je ne dis plus connaissance – préparé, préparé comme on parle des plats préparés industriels, aux fins de conduire ces jeunes gens à commettre l’irréparable. Il s’agit moins de combler une ignorance que de remplacer un savoir par un autre, voire même tout simplement de faire le vide et de permettre à l’intéressé de reprendre son propre chemin de connaissance. Or, c’est là la vraie difficulté: je ne fais mien un savoir d’emprunt, prémâché, comme je laisserais entrer un inconnu dans mon intimité, que parce qu’une impérieuse nécessité s’en fait sentir. Nous devons noter que cela ne fonctionne que pour une minorité des candidats, ce qui signifie qu’une conjonction très particulière de conditions est nécessaire à l’embrigadement des candidats au suicide meurtrier. Quelles sont donc ces conditions qui permettent cet impensable?

Mon intuition est que cet obstacle majeur entre nous, et cette condition particulière, c’est la peur; la peur du vide; la peur de devoir trouver son chemin dans un monde complexe et ambigu. Peur d’autant plus prégnante que le savoir d’emprunt donné par les maîtres terroristes n’est qu’un emplâtre grossier qui a cette redoutable qualité, à la fois de masquer les angoisses de la peur originelle et de l’alimenter pour pousser à l’action. La peur se voit, suinte de ces vidéos, parfois sous le masque de la colère.

C’est pourquoi sans doute la vertu de l’homme libre, c’est le courage; non pas l’absence de peur mais le courage d’affronter sa peur et que, sans doute, la première leçon qu’il nous est nécessaire d’apporter aux enfants déshérités de la nation, enfants sur qui lorgnent de dangereux preneurs d’otages, c’est une leçon de courage exemplaire, face à la peur: peur de l’agression bien sûr, peur de nouveaux attentats et de nouvelles victimes; peur de la guerre et de l’affrontement; mais aussi peur de ceux-là qui sont passés “du côté obscur”, une peur qui risquerait de nous les faire apparaître tels que manifestement eux voient leurs cibles: des non-humains; le courage de voir ces criminels avérés ou en puissance comme des êtres humains et non comme des bêtes qu’il serait préférable de voir mortes. “Un bon indien est un indien mort” aurait dit Sheridan [2], lors des guerres indiennes; nous pourrions ainsi être tentés “d’éliminer la racaille”, comme on répand de l’insecticide dans une pièce envahie de vermine, à part que ce serait alors renier notre propre part d’humanité, celle-là même que nous avons prétendons défendre, et céder à la peur, tout comme ceux-là qui ont tué nos pareils.

Position que je résume en citant cette formule inspirante d’un homme d’église: “la peur est la seule arme du diable.” [3]

[1] Plaidoyer pour l’altruisme – Mathieu Ricard – NiL éditions 2013 – p40
[2] La citation authentique serait: “Les seuls bons Indiens que j’ai vus étaient des Indiens morts”; Sheridan était le supérieur de Custer à qui est parfois attribuée cette phrase.
[3] Cette phrase n’est pas de moi mais m’a été rapportée par mon amie Jacqueline, qui la tient d’un homme d’église que je ne connais pas.