Il y a, à l’ouest de Niort, un endroit magnifique appartenant au marais poitevin, désigné sous le beau nom de “Venise verte”. L’été, on peut se promener en barque dans les innombrables canaux, sous les frondaisons de saules pleureurs et des peupliers, tandis que l’embarcation semble glisser sur le tapis vert des lentilles d’eau. Un grand nombre d’oiseaux, qui s’offrent au regard du visiteur, nichent dans cet espace préservé, notamment des hérons ou des pluviers.

La Venise verte constitue une partie de la zone humide ou mouillée du marais, nécessaire contrepartie du marais asséché qui avait été gagné par les moines d’abord, il y a un peu plus de 1000 ans, puis par des laïcs ensuite, sur la zone marécageuse en bordure d’océan qui la recouvrait à marée haute. Les marais desséchés sont des polders et les marais mouillés servent de zone tampon ou de réserve d’eau selon les saisons. Précaire équilibre de tout un écosystème où toute action a des répercussions incertaines.

Cet équilibre est menacé de toutes parts: des espèces invasives qui posent problème, les cultures intensives dans les marais desséchés qui consomment de grandes quantités d’eau, du braconnage sur les espèces abritées, mais aussi des projets d’infrastructures. Car la zone mouillée est l’objet de convoitises puisqu’elle ne sert à rien; ou semble ne servir à rien: pas d’habitations, pas de routes ni d’autoroutes mais au contraire, un endroit qui semble malsain à l’urbain, plein de batraciens ou de reptiles, plein d’araignées et d’insectes, plein de plantes rampantes et de pestilences douteuses.

Je laisse à chacun le soin de savoir s’il faut défendre la Venise verte; je n’écris pas aujourd’hui pour ça mais parce que j’aime à voir, dans cette dualité du marais, sec et humide, rationnel et irrationnel, utile à l’industrie ou utile à la nature et surtout nécessaire l’un à l’autre, une métaphore de l’esprit humain dans ses polarités. Ces polarités, qui peuvent être le cerveau gauche et le cerveau droit, et bien que cette distinction soit semble-t-il battue en brèche par les chercheurs, elle reste intéressante du point de vue de l’exploration de soi; qui peuvent être également du côté des disciplines de l’esprit avec, d’un côté la physique et de l’autre la métaphysique, le matériel et le spirituel, la science et la religion.

Je tiens ici que la vraie liberté de l’être humain se juge sur sa capacité à se mouvoir le long de ses polarités, en fonction des circonstances, en fonction des situations, et cela vaut aussi pour celle-ci dont les deux extrémités me semblent nécessaires l’une à l’autre, voire même intriquées, à la suite de l’épistémologue Karl Popper pour qui “physique et métaphysique sont […] indissociables.” [1] Et surtout qu’envisager la victoire ou la supériorité de l’une sur l’autre, c’est envisager la défaite commune. Pourtant cette bataille engendre des partisans des deux camps, sans négliger que l’oeuvre de ces partisans est peut-être, dans une certaine mesure, utile à l’équilibre global; d’un côté, les zélateurs des religions qui s’opposent farouchement à toute thèse scientifique qui semble menacer l’édifice de leur croyance; de l’autre, les partisans du rationalisme scientifique voient dans toute religion l’obscurantisme en action.

D’un côté comme de l’autre, je vois à la racine de ces convictions rivales cette idée étrange et pourtant banale que la vérité est à portée de la religion ou à portée de la science. Or je tiens au contraire qu’il n’en est rien; d’un côté, si Dieu est si grand et que nous sommes si petits, qui sommes-nous pour prétendre en comprendre les desseins? Ce que d’ailleurs, à ma connaissance, les textes confirment: Dieu seul sait. De l’autre côté, qui m’est plus familier, je prétends que la science ne s’occupe guère de la vérité; la science échafaude des théories qui sont à la réalité ce que des échafaudages sont aux bâtiments: des moyens d’agir et d’approcher les murs des immeubles sans se casser la figure; d’avoir des équations suffisamment précises pour revenir de la lune ou pour casser de l’atome (ce en quoi d’ailleurs la confiance dans la science a tendance à se dissiper), en aucun cas d’être la vérité; simplement épouser la réalité, approcher la vérité, sans jamais la toucher ni s’y confondre.

Au bout du compte, ce à quoi je crois, c’est ce beau sentier qui longe les champs cultivés et alignés, qui longe les canaux aux berges entretenues et traverse la campagne depuis l’océan pour finir par se perdre sous les arbres et laisser place à un cours d’eau sur lequel le promeneur peut continuer son équipée, passant d’un monde à l’autre; et que la colonisation de ce bel endroit par des machines serait aussi peu raisonnable que de laisser la nature entière en friches.

[1] Karl Popper – Misère de l’historicisme – Presses-Pocket Agora 2011