Cette nouvelle a gagné le premier prix ex-aequo du concours de nouvelles 2015 de l’Université Paris 8, ayant pour thème: Empreintes.

Il était seulement question d’aller chercher du bois au fond du jardin.

« Du bois pour faire une bonne flambée, m’avait dit Lo, il fait si froid dans ces maisons vides. »

Nous étions arrivés au petit matin, le soleil se levait sur l’océan. Au sortir de la voiture, un vent froid m’avait saisi, d’autant plus désagréablement que je m’étais endormi sur la fin de la nuit. Lo m’avait relayé au volant, alors que je clignais des yeux et avais failli nous envoyer dans les décors. « Tu dors ! », avait-il hurlé, tandis que les pneus chantaient sur les bandes de signalisation du bas-côté. Je m’étais arrêté très vite puis, aussitôt après que nous eûmes changé de place, m’étais pelotonné sous la couverture et endormi. Je me souvenais avoir rêvé — de quoi, je n’en avais plus aucune idée.

Le tas de bois était adossé à une cabane à outils, dans le fond du jardin qui descendait vers la plage. Entre la plage et le jardin, une clôture en mauvais état, carrément béante à quelques pas de moi, laissant la propriété ouverte à tous les vents. D’ailleurs, l’herbe à cet endroit était piétinée, donnant clairement à penser que les visites n’avaient pas manqué. Je me suis imaginé, sans conviction, que mon rêve dans la voiture avait quelque rapport avec des voleurs ou une intrusion ou quelque chose comme ça. Cela aurait pu expliquer comment j’ai pu m’intéresser de si près à ces traces, comment, à ce moment-là, je fus saisi d’une envie d’en savoir plus, de connaître qui avait pu entrer dans ce jardin, ses motifs, ses intentions… Cette maison ne m’était rien, je n’y étais jamais venu : il fallait bien que quelque secret ressort me poussât à une investigation pour laquelle je n’ai aucun goût naturel, n’étant ni aventureux, ni même très curieux d’autrui mais, au contraire, préoccupé dans l’instant de retrouver de la chaleur autour d’un feu de bois et même pressé de réchauffer mon corps grelottant.

Les traces ne menaient nulle part du côté de la maison. Hors de la zone piétinée, l’herbe ne montrait plus aucun signe de passage, trop de temps sans doute s’était écoulé depuis la dernière visite. Côté plage, en revanche, je ne tardai pas à découvrir des empreintes tout à fait étonnantes. Des traces de pieds nus qui partaient du jardin ; des traces délicates, pieds de femme, sans doute, s’en allant comme s’en irait une amante après une nuit d’amour, courant légère sur le sable, emportée par la joie. Par où était-elle arrivée ? Mystère. « Par les airs », formula mon cerveau endormi, comme s’il fut naturel que l’être dont je découvrais l’empreinte fragile pût être une femme-oiseau ou un ange descendu du ciel qu’une nuit d’ivresse et de plaisir dans la maison aurait fait déchoir de sa condition céleste.

Dieu ! Qu’est-ce qui m’a pris d’enlever moi aussi mes chaussures dans le frais de ce matin océanique, alors que je réfrénais de plus en plus difficilement mes tremblements de froid, puis de suivre ces traces sur la plage, le long du rivage ? La belle lumière qui baignait la plage montrait pourtant que, loin alentour, personne ne se trouvait là et que cette femme inconnue, à supposer qu’elle ne se fût pas envolée ainsi que mon cerveau malade était près de le croire, devait maintenant être loin. Mais aucune de ces justes raisons ne m’arrêta, non plus que je ne m’étonnai de la persistance de ses traces dans le sable humide, traces étrangement intactes après le reflux de la marée.

Je marchai longtemps le long des vagues qui venaient parfois recouvrir les empreintes, me retournant parfois entre les deux horizons de ma folle course pour regarder en arrière les empreintes de la femme mystérieuse, côtoyées par les miennes. Ô combien celles-ci semblaient grossières, faisant à chaque pas des trous immenses comparés à l’effleurement des siennes, trous remplis parfois par l’océan et bientôt comblés, laissant à nouveau seule la trace féminine, insensible aux éléments, comme un souvenir que les vagues du temps ne parviendraient pas à effacer.

Bientôt, la plage laissa place aux rochers et j’ai craint de perdre définitivement la piste que je suivais obstinément depuis le matin, alors que, déjà, le soleil commençait à obliquer de l’autre côté du ciel, que les ombres des falaises qui bordaient maintenant le rivage s’étendaient et couvraient ma poursuite. Je filais, aveugle, n’ayant plus les empreintes pour me guider sinon de loin en loin sur des plaques de sable qui s’étaient formées entre les rochers. Chacun de ces indices était pour moi comme une résurrection, et chaque absence de trace comme un engloutissement, oppressé que j’étais par le manque, fou d’angoisse d’être gagné par la nuit qui tombait maintenant. Car, obstinément, une part de moi la croyait encore capable de s’envole ; et je continuais tout aussi obstinément à m’éloigner d’une maison amie, à renoncer à me réchauffer étant de plus en plus transi, que je continuais à poursuivre un songe, un rêve, une illusion…

Au soir, j’atteignis un cirque empli de galets. Il semblait bien que ma course allait devoir s’arrêter là. Non seulement la falaise à cet endroit présentait d’innombrables anfractuosités où la femme aurait pu se cacher ou, qui sait ? trouver un passage secret dans la falaise, quelque corridor mystérieux, mais, de surcroît, la mer barrait maintenant mon chemin, le flot ayant fait disparaître la langue de terre praticable sous les eaux. Il ne me suffisait cependant pas d’avoir perdu tout espoir d’atteindre mon but, je dus bientôt, ayant trop longtemps fureté parmi les rochers, admettre que je ne pourrais pas rentrer immédiatement, la marée montante ayant aussi rendu mon retour impossible pour le moment.

Désappointé, je m’écroulai sur un rocher, regardant sans la voir la mer, mon immense geôlière, témoin insensible de mes folies. Soudain, tout près de moi, à mes pieds, je découvris un morceau de tissu, un foulard de femme noir et rouge et blanc ; je sus alors, plongeant mon visage dans ce foulard, que ma quête n’avait pas été illusoire : parce que le parfum était bien réel, réel et même familier comme nous sont parfois familiers les choses et les gestes de l’inconnu dont, le rencontrant pour la première fois, nous savons qu’il pourrait aussi bien être un ami de toujours ; un ami ou une âme sœur ; parce que l’odeur de ce parfum me touchait l’âme plus sûrement que n’importe quel mot, n’importe quel geste.

Les heures ont passé, je suis toujours là ; le reflux s’est amorcé, sur la plage mais aussi dans mon esprit, alors que la nuit est maintenant complète et que brillent au firmament les étoiles : j’ai cru voir, tout à l’heure, ma fugitive là-haut, nimbée de lumière céleste. Maintenant résonne la voix de Lo à mon oreille, la voix de l’ami de toujours, douce et tranquille comme s’il parlait à un enfant. Je l’entends mais ne le vois pas, du sang coule sur mon visage, coule sur mes yeux. À peine si j’entr’aperçois les gyrophares des véhicules de secours. Je l’entends mais ne le comprends pas. M’en empêche une longue plainte à peine audible, un gémissement sans fin, de l’arrière de la voiture. Impossible de savoir qui en est l’auteur. Sur la place passager à côté de moi, ou plutôt en dessous de moi tant la voiture a pris un angle bizarre, se trouve Anne, mon épouse. Elle regarde fixement devant elle, un pur étonnement se dessine sur son visage ; pas un sourcillement ni un battement de paupière ne vient distraire le spectacle de sa beauté, beauté froide et altière, cheveux noirs, lèvres rouges et teint pâle de mêmes couleurs que son foulard noir et rouge et blanc. Je songe combien elle se réjouissait d’aller se promener le long de la mer.