Nouvelle écrite dans le cadre du concours “Nouvelles courtes” [1]. Pas de prix remporté.

Assis à son bureau, stores baissés ; dehors des bruits de mouettes et, tout près, le borborygme de l’eau dans les tuyaux du chauffage central. Par la porte, les vagues échos de la télévision, en bas dans le salon. Vanessa en train de regarder une série. Une série sur des gens qui voyagent dans le temps ; à moins que ce ne fut celle sur la seconde guerre ; à moins encore que Vanessa ne les ait terminées toutes deux et soit maintenant passée à autre chose. Ne lui en avait-elle pas parlé, ce matin au petit déjeuner? Toujours le bruit de l’eau dans le radiateur. Je ferais bien de le purger, pense-t-il, avant d’écarter cette pensée pénible de son esprit. Se lever, aller chercher un récipient et un tournevis au rez-de-chaussée, échanger quelques mots avec Vanessa ; peut-être se laisser prendre à regarder quelques instants de cette nouvelle série qu’elle regarde. Une série policière, il s’en souvient maintenant, sur un meurtrier en série, insaisissable, qui s’introduit mystérieusement dans les maisons et découpe ses victimes. Peu de chance qu’il regarde longtemps, il déteste le suspense. Trop anxiogène, trop stressant. Fort à parier que la purge du radiateur ne changerait rien et que le bruit perdurerait. Autant de temps perdu qu’il ne passerait pas devant son ordinateur, autant de lignes perdues pour le rapport qu’il doit rendre demain. Devant lui, le store vénitien laisse passer quelques lamelles du paysage. Un arbre dont les branches bougent. Il y a du vent. Ils ont annoncé une tempête si je me souviens bien. Les mouettes braillent. Et le bruit de l’eau, insupportable, dans le radiateur. Et pas une seule ligne sur l’écran blanc de son ordinateur. L’écran tout blanc après qu’il a activé la fonction : « écrire sans distraction ». Pas une seule ligne de ce rapport à rendre demain. Soudain, en bas dans le salon, un cri. Encore un meurtre, pense-t-il. Chaque épisode a le sien. Content de n’avoir pas à supporter ce spectacle. Rien que d’avoir entendu le cri, d’avoir imaginé la scène, le sang, le visage tordu d’effroi de la victime, la chute de son corps, le regard fixe et vide et comme étonné du passage de la mort, son cœur bat à tout rompre. Il respire. Écoute les mouettes puis, encore et toujours, le bruit maintenant rassurant des gargouillis dans les tuyaux. Le cri, en lui faisant peur, a changé quelque chose. Ce n’est pas la perspective de descendre pour aller chercher le nécessaire afin de purger le radiateur qui lui est pénible ; ce ne sont pas le bruit de l’eau ou les cris des mouettes qui lui semblent insupportables ; ce n’est pas l’approche de la tempête qui crée en lui cette tension. C’est d’abord cet écran blanc. La perspective de peut-être y passer la nuit pour, peut-être, ne pas terminer ce rapport. Rapport sur quoi, d’abord? Pendant un instant, l’objet même de son travail lui a échappé, comme une abstraction si aérienne qu’un rien suffirait à la faire s’évanouir dans l’air. Le cri en bas lui fait prendre conscience de sa situation : prisonnier de son écran, le temps de terminer ce rapport. Ce qui, à la vitesse où il avance, peut bien signifier l’éternité. Prisonnier à jamais, derrière le store baissé, près de ce radiateur gargouillant, n’ayant de la vraie vie que de lointains échos, des mouettes qui crient, une télévision qui braille. Prisonnier de son existence, une existence terne et monotone et laborieuse, comme sont laborieux tous ses efforts, efforts professionnels comme efforts domestiques, comme est lourde et pénible toute prise d’initiative, si futile soit-elle, initiative à laquelle il renonce bientôt, le plus souvent. Soudain un autre bruit. Dans le monde réel, cette fois, une porte qui claque. La porte d’une chambre sans doute dans la fenêtre sera restée ouverte. L’arrivée de la tempête aura créé un courant d’air. Il écoute. Pas d’autre bruit maintenant que la porte a claqué. Mais un silence étrange. Il ne bouge pas. La tête toujours tournée vers l’écran blanc de son ordinateur et vers le paysage découpé en lamelles par le store vénitien. Pas un bruit à part les mouettes dehors ; pas un bruit à part l’infatigable bruit de l’eau dans le radiateur. Quoi d’autre alors? Ah si, pense-t-il soudain, il n’entend plus le bruit de la télévision. Quelque chose l’oppresse tout à coup. Que fait Vanessa? Il veut l’appeler, ne le fait pas pourtant. Il en est empêché. Son cœur bat à nouveau à tout rompre. Me purger les veines, pense-t-il bizarrement. Derrière lui, tout près, une présence. Devant lui, l’écran blanc et vide de son ordinateur.

[1] https://www.nouvellescourtes.org/