Nous connaissions le cogito ergo sum de René Descartes, « je pense donc je suis », qui va fonder ce que nous appelons la pensée cartésienne. Plus récemment une autre série de slogans a rencontré le succès : « Je suis Charlie », « Je suis Paris » ou « Je suis un accent circonflexe ». Le lecteur appréciera, selon son humeur, l’usage du même slogan pour des événements de gravité diverse.

Au delà de ces considérations de hiérarchie morale, j’entends dans ces slogans : je pense à Charlie, donc je suis Charlie ; je pense à Paris, donc je suis Paris ; et ainsi du suite. Comme si, en tant que sujets pensants, nous nous réduisions dans l’instant à l’objet de notre pensée. Il faut dire que ces événements furent envahissants au point que, peut-être, nous n’arrivions plus à penser à autre chose, que toute notre pensée et, pour finir, tout notre être se résumaient à cet objet. Un temps seulement, car en matière d’actualité, chacun sait qu’un clou chasse l’autre très efficacement.

À une époque où nous parlons beaucoup de celle des Lumières, l’époque de Descartes précisément, il semble que nous opposons à la réflexion générale de ce XVIIe siècle, une réflexion visant à saisir l’homme dans toutes ses composantes, une focalisation sur des objets particuliers pendant un bref moment. Le contemporain de Descartes voulait tout saisir d’un vaste regard ; nous semblons y avoir renoncé pour ne regarder que de toutes petites parties du monde. Sans doute celui-ci est-il désormais trop vaste ou trop complexe, au moins dans la représentation que nous en faisons, cependant que, pour n’en rien rater, nous passons d’un sujet à l’autre. Notre pensée s’est faite pointilliste.

Ce n’est ici que le symptôme d’un mouvement plus vaste encore dont tant de mots de notre vocabulaire, notamment dans le domaine du travail, signalent la présence : spécialisation, département, section, unité et même le drôle de terme de compétence, qui fait dire à tout un chacun : je suis commercial, je suis technicien, je suis ceci, je suis cela.

Moi qui cherche en toute chose à trouver de quoi manifester de l’affection à mes semblables, j’imagine que nous sommes tous un peu perdus dans le grand océan du monde, océan secoué par de rudes tempêtes et que, dans la crainte de se voir engloutis, nous nous accrochons désespérément au premier objet flottant que nous trouvons, au point de faire corps avec lui : une cause, un rôle. Un objet qui, à la fois, nous sauve et nous empêche de nager librement.

Article paru sur le site dirigeant.fr