N’en déplaise à Paul Éluard, qui écrivit le merveilleux poème qui a inspiré mon titre [1], toute liberté n’est pas bonne à prendre. Dans les deux précédents billets, j’avais abordé l’angoisse existentielle d’une façon générale et une façon particulière de la regarder – ou de la vivre – qui est la solitude. Une autre de ces pressions existentielles, ainsi que les appellent les psychologues, est: la liberté.

Voilà bien une chose étonnante: en quoi la liberté, pour laquelle nous combattons quotidiennement, jusqu’à descendre dans la rue, jusqu’à l’inscrire en tête de la devise de la nation, jusqu’à prendre les armes jadis, en quoi pourrait-elle contribuer à nourrir notre angoisse?

C’est Sartre, sans doute, qui en a parlé avec le plus de vigueur: “L’homme est condamné à être libre” [2]. Autrement dit, nous n’avons pas le choix d’avoir le choix. Le choix de notre vie, le choix de nos actions, le choix de nos pensées. Même dans un environnement contraignant, avec le poids de la nécessité, nous avons encore le choix. Pas n’importe quel choix, bien entendu, mais des choix possibles assurément. Un salarié malheureux dans son travail a toujours le choix de démissionner pour se mettre à son compte. Oui, c’est risqué et oui, il n’est pas sûr que l’aventure lui soit profitable mais, s’il ne le fait pas – ce qui est faire un choix différent – alors il pourra toujours se dire: “si j’avais su…”.

Tout cela parce que l’autre face de la liberté est: la responsabilité. Nous sommes responsables de nos choix et voilà où l’angoisse vient se nourrir: ai-je fait le bon choix? Et si je me trompais? Suis-je capable d’assumer le choix que j’ai fait ou que je voudrais faire?

À l’inverse, priver quelqu’un de liberté, c’est lui faire violence. Le priver de liberté ou le priver de sa liberté, le priver de ses choix. Car nous avons aussi la liberté de renoncer à la liberté ou à une partie de notre liberté. Pour de la sécurité par exemple. Et cette liberté-là est aussi inaliénable: nous n’avons pas le droit de forcer qui que ce soit à la liberté.

Ce qui vient interroger le concept d’entreprise libérée, où nous voyons que, puisqu’il s’agit de donner de la liberté à chacun des collaborateurs de l’entreprise, nous pouvons leur faire violence. Un témoignage d’un ancien directeur d’une entreprise libérée, Pierre Denier, vient faire état de ces violences possibles [3].

Pierre raconte que l’entreprise s’est lancée dans un processus de “libération”, processus appuyé par une campagne de communication musclée, qui avait sans doute pour but d’attirer des nouveaux clients pour redresser les comptes. Il décrit très exactement comment, finalement, les salariés ont surtout eu à assumer un gigantesque surcroît de responsabilité. Une augmentation de la responsabilité et une augmentation du contrôle; puisque chacun est responsable, alors chaque regard sur vous est un regard évaluateur. La violence naît du fait de n’avoir pas les moyens de ses responsabilités, à commencer par les compétences ou le savoir-faire. Non seulement l’angoisse naît de ne pouvoir faire ce dont vous êtes responsables, mais aussi d’être jugé par qui n’a pas les capacités de vous évaluer.

Mon but n’est pas d’entreprendre de démolir le concept d’entreprise libérée. Il est d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que la liberté n’est pas un bien absolu, surtout si elle est imposée! Elle contient en soi le ferment de sa propre limite, la responsabilité, dont chaque individu doit rester maître au risque, dans le cas contraire, de lui faire violence.

Mais la liberté contient aussi quelque chose de notre humanité, car nous voyons qu’elle plonge ses racines dans les tréfonds de notre âme, dans le coeur de notre réacteur nucléaire – ainsi que je nommais l’angoisse existentielle dans mon précédent billet – dans notre puissance. Ce que Paul Éluard a dit de belle manière:

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

[1] Paul Éluard – Liberté, j’écris ton nom – https://www.poetica.fr/poeme-279/liberte-paul-eluard/
[2] Jean-Paul Sartre – L’existentialisme est un humanisme – Paris 1946
[3] Pierre Denier dans le malheur au travail – https://www.e-rh.org/index.php/emploi/les-articles-du-blog-3/245-le-malheur-au-travail

Troisième épisode d’une mini série sur les questions existentielles: https://www.lqc.fr/series/existence-quand-tu-nous-tiens/ 

Article paru sur le site dirigeant.fr