À la fin de La Guerre des mondes, le roman de H.G. Wells [1] qui raconte une invasion de la terre par une armée de martiens, l’humanité se voit sauvée in extremis d’une fin certaine face à un ennemi écrasant. Ce sont les bactéries, contre lesquelles les organismes extraterrestres ne sont pas protégés, qui vont avoir raison de la machine de guerre de la force d’invasion, mieux que la technologie humaine. À n’en pas douter, si l’histoire avait été réelle, nous pourrions imaginer que l’état-major martien aurait été le premier surpris de cette déconfiture. Mais, dans les activités guerrières plus qu’ailleurs, l’incertitude prime et les plans les mieux établis n’ont quasiment aucune chance de se réaliser conformément aux prévisions. C’est ce que Clausewitz appelait « le brouillard de la guerre » [2]. Nous donnons l’honneur au grand théoricien de la guerre, mais les citations à ce sujet sont innombrables, y compris sur des conflits récents comme la guerre d’Irak où fort peu de choses se sont passées comme prévu. Si nous nous en tenons aux grandes figures françaises, citons deux belles saillies :

– L’action, ce sont les hommes au milieu des circonstances – Charles de Gaulle ;
– Le hasard demeure un mystère pour les esprits médiocres, mais devient une réalité pour les hommes supérieurs – Napoléon.

Ce brouillard d’incertitude génère autour de l’action ce que Clausewitz appelaitune friction. Friction qui ralentit et perturbe l’action au point d’en rendre l’issue incertaine. Cette friction s’apparente au frottement en physique qui ralentit tout mobile en mouvement, jusqu’à rendre sa trajectoire incertaine, comme peuvent en témoigner les golfeurs ! Dans tous les domaines, une action génère en général une force qui s’oppose à elle : le mouvement génère du frottement ; un courant électrique génère un champ magnétique qui s’oppose à lui ; une réforme gouvernementale génère une grève. D’une façon générale, toute action est changement, altération du monde, et provoque donc une résistance au changement. Ce n’est donc pas qu’à la guerre que les choses sont incertaines, même si la guerre est exemplaire à cet égard.

Tout ceci suffit à expliquer la nature non linéaire de tout mouvement ; il n’y a guère que dans les business plans, par la vertu du « cliquer-tirer » des tableurs qui permettent de recopier une formule, que les arbres poussent jusqu’au ciel. Qui d’ailleurs oserait dire que les business plans représentent la réalité ?

Tout cela est, finalement, d’une grande platitude : or, ce n’est pas ce que nous lisons bien souvent dans les journaux. Par exemple certains articles autour de Google qui, non seulement invoquent un possible abus de position dominante, mais le voient bientôt dominer le monde, dominer notre biologie, dominer nos vies. Ce fut le cas auparavant avec Microsoft dont on parlait déjà à l’époque comme d’un possible « Big Brother » et, encore avant, alors que ce dernier était un petit « David » sympathique, le Goliath menaçant était IBM. Sur le plan géopolitique, j’ai grandi successivement avec une crainte d’invasion de la Russie ; puis l’invasion commerciale japonaise ; puis la chinoise qui est encore présente dans les esprits, en passant par la tout puissant impérialisme américain, l’Internet qui allait faire disparaître l’économie traditionnelle, etc. [3]

Toutes choses qui comportent des parts de vérité, il faut le reconnaître ; ce qui est problématique n’est toutefois pas tant cette part de vérité que l’espèce de vertige qui s’empare des esprits, nous laissant prêts à croire n’importe quoi, à imaginer où tout cela va nous mener. Vertige qui, nous faisant imaginer des montées aux extrêmes – y compris en politique – selon une autre formule de Clausewitz, nous prive de notre esprit de réflexion, de notre capacité de doute et, finalement, de notre liberté d’action.

Pour retrouver notre aplomb, nous pouvons pactiser avec notre meilleure ennemie : l’incertitude qui frappe toute chose, y compris ces forces croissantes sur le point de submerger le monde, y compris ces puissances invincibles, même si elles viennent de Mars. Voire même si elles viennent des Etats-Unis, ainsi que le général Scales le confirme à demi-mot à propos de la deuxième guerre d’Irak : « La nature de la guerre est immuable […] les futuristes qui clamaient que les nouvelles technologies de l’information permettraient aux forces américaines de balayer le brouillard de la guerre se sont trompés. »

Rien ne nous permettra de faire disparaître l’incertitude de nos vies, mais, dans le même temps, elle est aussi ce brouillard de la guerre qui nous protège, de la toute-puissance des états, de l’hégémonie de sociétés commerciales ; et aussi des martiens.

[1] La Guerre des mondes – H.G. Wells 1898.
[2] De la guerre – Carl von Clausewitz. J’ai puisé largement les citations de l’ouvrage : Décider dans l’incertitude – Général Vincent Desportes – Economica, 2007.
[3] J’omets dans cette litanie les problématiques de réchauffement climatique, qui ne sont pas, hélas, un projet fruit d’une intention humaine.

Article paru sur le site jeune-dirigeant.fr