Dans cette rubrique, je me propose de parler de livres que je lis ou ai lu dans le passé. Il ne s’agit pas de “critiques” mais plutôt d’articles parlant d’ouvrages qui m’ont touché, d’une façon ou d’une autre.

Antifragile – Les bienfaits du désordre
Essai de Nassim Nicholas Taleb – Les Belles Lettres 2013

À la tasse en porcelaine, il ne peut rien arriver, sauf le malheur d’être cassée à l’occasion d’un événement rare mais fatal. Voilà la définition de la fragilité selon l’auteur, une sensibilité extrême au chaos en général et aux événements brutaux et imprévisibles en particulier (tsunami, crise des subprimes ou la femme de ménage qui se prend les pieds dans le tapis) qu’il appelle des “cygnes noirs”, sujet de son précédent ouvrage.

À l’inverse, est “antifragile” ce à quoi bénéficie le chaos, l’incertitude, les hasards et les heurts de l’existence. Ainsi, antifragilité n’est pas simplement robustesse qui est simple insensibilité aux chocs.

Sont fragiles la plupart des objets de notre quotidien, qui ne s’améliorent jamais mais peuvent se briser. Est antifragile la nature qui, par le biais de l’évolution, répond aux chocs par une amélioration. En particulier notre propre organisme qui, dans une certaine mesure, sait non seulement se réparer lui-même, mais devient de surcroît plus fort et plus adapté au monde: l’exposition au virus qui génère des défenses immunitaires, les efforts et les épreuves physiques qui engendrent de la résistance physique. D’ailleurs l’antifragilité d’un organisme tire souvent parti de la fragilité de ses composantes: notre corps se régénère parce que des cellules meurent; les populations survivent aux individus, les économies aux entreprises.

La nature de toute chose, qu’elle soit fragile ou antifragile, est soumise à des lois non linéaires. Taleb évoque le “problème de la dinde”: une dinde peut fort bien trouver qu’elle a une situation enviable, bien nourrie, choyée, avec un toit et un fermier qui la bichonne; son expérience lui prouve d’ailleurs qu’il en est de même pour toutes ses pareilles, nulle raison de s’inquiéter.
Jusqu’à la veille de Thanksgiving.

L’auteur s’appuie sur ces concepts pour un vaste balayage des domaines de l’activité humaine – qu’il serait vain et vaniteux de prétendre résumer ici – où il met en exergue la nature fragile ou antifragile des choses, autrement dit ce qui est probablement pérenne et ce qui ne l’est probablement pas.

Les quelques leçons que j’ai personnellement retenues de cet imposant ouvrage, hétéroclite et fourmillant d’anecdotes et d’exemples au point de donner parfois le tournis, qui s’en prend souvent avec virulence à l’establishment, les quelques leçons, disais-je, sont les suivantes:

– Notre nature est antifragile et non-linéaire; nous avons été formés dans notre histoire pour affronter l’incertain et le changeant. Nos ancêtres chasseurs cueilleurs ne mangeaient pas tous les jours et partaient souvent en chasse le ventre vide. Ne craignons pas les aléas de la vie qui nous sont bénéfiques en collaborant à notre amélioration. Dans notre alimentation mais aussi dans nos choix de vie.

– La méthode associée à l’antifragilité, à l’instar du comportement de la nature, est faite d’essais et d’erreurs. S’en tenir purement aux théories, suivre aveuglément une stratégie planifiée (et donc penser linéairement), c’est méconnaître la nature du monde et s’exposer, au travers des “cygnes noirs”, à de graves déboires. Par exemple la centrale de Fukushima, conçue pour résister au plus gros tsunami connu, en oubliant qu’avant ce “plus gros tsunami connu”, il n’en avait jamais existé de tels que lui; idem pour celui qui a dévasté la centrale.

– L’expérience humaine, qui nous parvient par la voix des anciens – et que la modernité décrie ou ignore en prétendant faire “mieux” – est, jusqu’à preuve du contraire, le meilleur appui pour survivre en ce bas monde.

– Au contraire, la modernité, par son indéfectible tendance à l’optimisation, la réduction des redondances, la complexification des systèmes, l’interventionnisme à tout va (médical, économique, politique) tend à bâtir une société fragile, vulnérable donc à des événements de type “cygne noir”.

Nassim Nicholas Taleb, né en 1960 à Amioun au Liban, est un ancien trader écrivain et philosophe spécialisé en épistémologie des probabilités et un praticien en mathématiques financières libano-américain. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nassim_Nicholas_Taleb